Au moins 600 établissements privés accueillent des élèves sans autorisation, selon le ministère de l’éducation nationale, et dans des conditions souvent misérables.
Au milieu d’un terrain vague sablonneux, des voix d’enfants s’échappent d’un bâtiment au toit de tôle qui menace de s’effondrer. Difficile d’imaginer derrière ces murs décrépis le grand tableau vert et les écoliers serrés devant leurs petits pupitres cassés. « Quand j’ai commencé il y a vingt ans, c’était un hangar en pleine brousse ! », assure le directeur de cette école clandestine, qui préfère rester discret. Et pour cause : sans autorisation d’ouverture, il est dans le collimateur des autorités burkinabées.
Dans tout le pays, il existerait plus de 600 établissements « pirates » comme celui-ci, selon le dernier recensement du ministère burkinabé de l’éducation nationale, mené en juillet et en août. Locaux insalubres, personnel non qualifié, élèves en sureffectif, ces structures privées non reconnues par l’Etat ne respectent pas la réglementation. « Vous voyez, les murs sont délabrés ; si ça tombe, ça peut blesser quelqu’un et il n’y a pas d’électricité », montre le directeur, d’abord méfiant, mais qui accepte finalement de nous ouvrir les portes de son école, située près des zones dites « non loties », dans la périphérie de la capitale burkinabée. Une centaine d’enfants étudient ici, du CP à la cinquième, dans des petits locaux en banco aux fenêtres sans vitres.
« Un enseignement au rabais »
Ce matin-là, les élèves du niveau collège planchent sur leurs calculs dans la pénombre, quand un fracas rompt le silence studieux. Le dessus d’une table vient de tomber. « Chut ! », ordonne le professeur de mathématiques, après s’être assuré qu’il n’y a pas de blessés. Le calme revient, la scène semble ordinaire. « Oui, il faudrait réparer, mais on n’a pas les moyens », reconnaît l’enseignant. Beaucoup d’élèves n’ont ni livre ni cahier. « Je n’ai pas de livret de maths parce que mes parents n’avaient plus assez après avoir acheté ceux de français et d’anglais », souffle Javette, 14 ans. « Le manque de matériel affecte les jeunes, et on n’achève souvent pas les programmes »,explique le professeur, qui a fait sa huitième rentrée des classes dans cet établissement non reconnu.
« Ces structures clandestines dispensent un enseignement au rabais,dénonce Souleymane Badiel, secrétaire général de la Fédération des syndicats nationaux des travailleurs de l’éducation et de la recherche (F-Synter). L’autre problème, c’est que ces enfants n’existent pas pour le système scolaire légal. Alors, pour qu’ils puissent passer les examens, leurs professeurs doivent la plupart du temps payer les établissements ou que leurs élèves se présentent en candidats libres. »
Au sein de l’école clandestine, rares sont les enseignants qui acceptent de témoigner à visage découvert sur leurs conditions de travail. A la sortie des classes, l’un d’eux glisse : « Ça fait deux ans que je n’ai pas reçu de salaire ; pour l’instant, on me paie juste le carburant pour venir jusqu’ici. Si je reste, c’est pour les enfants et parce que je garde espoir d’être payé un jour. » Il est en contrat de vacataire et, selon ses calculs, on lui doit au total « près de 1,2 million de francs CFA », soit environ 1 800 euros.
Revenus d’appoint
« Nous étions environ huit à ne pas être payés, c’était toujours la même chanson : le directeur nous promettait de nous payer le mois suivant, se souvient un ancien enseignant, qui a préféré partir il y a quelques années après plusieurs mois de bras de fer avec la direction. Il m’avait promis un salaire de 60 000 francs CFA par mois, je n’ai jamais reçu ce montant. »Pour boucler ses fins de mois, il cumulait plusieurs boulots : cours du soir, commerce informel, sondages… « Comme les paiements ne sont pas réguliers, le personnel ne l’est pas non plus. On est obligé de travailler ailleurs pour survivre. Forcément, ça affecte les enfants, le niveau n’y est pas », affirme ce jeune homme, qui se bat toujours pour recevoir ses salaires impayés.
Aujourd’hui, bien qu’il n’ait pas de diplôme lui permettant d’enseigner, il a retrouvé un emploi dans une structure reconnue. Mais il reste amer : l’année dernière, selon lui, seul un élève sur les vingt-trois de sa classe de troisième aurait obtenu son brevet des collèges. « Ça m’a fait perdre le goût de l’enseignement. Les conditions de travail m’ont découragé. L’amour que j’avais pour ce métier, la volonté : je manque de tout ça actuellement »,regrette-t-il, assis dans le petit logement de 30 mètres carrés qu’il partage avec un ami et où il enseigne également.
« Il n’y a pas de contrats de travail officiels dans ces écoles clandestines. Ce sont souvent des jeunes enseignants non formés ou des personnes en fin de formation qui y travaillent pour payer leurs études. Ils acceptent des rémunérations très basses. Toute la problématique est là, le chômage élevé des jeunes les expose à cet esclavage moderne », analyse le syndicaliste Souleymane Badiel.
De retour dans l’école « pirate » des abords de la capitale, le directeur, un homme aux traits fatigués assis dans son petit bureau devant une pile de vieilles factures, accepte de s’expliquer : « Certains m’ont convoqué à l’inspection parce que je leur dois de l’argent. Mon établissement a des problèmes de budget. J’ai pris un crédit de 10 millions de francs CFA il y a cinq ans. Depuis l’échéance, en 2016, je n’ai toujours pas pu rembourser. » Avec des frais de scolarité deux fois moins élevés que ceux pratiqués en moyenne dans les structures privées légales, impossible, selon lui, de payer le personnel, la quittance nécessaire pour légaliser son école et encore moins les travaux de réfection, estimés à « plusieurs millions de francs ». « Mon dossier de demande d’agrément est bloqué, on m’a accordé un délai d’un an pour me mettre aux normes », indique-t-il. Fermer ? « Il n’en est pas question, rétorque-t-il. Nous faisons du social ici, on est là pour soutenir l’Etat dans sa mission éducative. Je dirige cette école pour les jeunes du quartier, que deviendront-ils si je ferme ? »
« Manque de contrôles rigoureux »
Du côté des parents, le phénomène inquiète. « C’est devenu un business, qui prospère sur le manque d’établissements publics dans certaines zones. C’est un danger pour nos enfants », dénonce Souleymane Nignan, porte-parole des parents d’élèves au sein de la commission pour l’enseignement privé (CEP). « Ils pratiquent des prix très bas, puisqu’ils ne déclarent pas leurs enseignants et ne paient pas de charges. Cette concurrence est déloyale », pointe de son côté Karim Kaboré, directeur de l’enseignement général privé au ministère de l’éducation nationale.
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Mais ces structures, souvent cachées, installées sous des paillotes, dans des petites cours communes ou au domicile même de leur dirigeant, restent difficiles à repérer et prolifèrent dans l’ombre au Burkina Faso, où plus de 60 % de la population est analphabète. Contactés, les propriétaires de plusieurs établissements suspendus par le ministère, selon une liste publiée le 31 août, reconnaissent poursuivre leurs activités aujourd’hui.
« Il y a eu un manque de contrôles rigoureux, c’est vrai, regrette Karim Kaboré. Le recensement réalisé cet été n’est pas exhaustif, de nombreuses structures n’ont pas été détectées. En fait, quand les directeurs ont appris que nous faisions une mission d’inspection, beaucoup ont fui. » Le directeur de l’enseignement général privé promet un « changement de stratégie avec des contrôles spontanés en milieu d’année scolaire » dès 2019. Pour rappel, le président Roch Marc Christian Kaboré s’était engagé, pendant sa campagne électorale victorieuse de 2015, à « résorber les salles de classe sous abris précaires » d’ici à 2020.
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